Interview : Tof’ « La Société Elle A Mauvaise Haleine » [partie 1]

, par PA

**Tof’ est un acteur de longue date de ce que l’on pourrait qualifier de scène anarchopunk lilloise. Il serait difficile d’utiliser certains qualificatifs à son égard sans risquer d’employer des termes galvaudés. Vous verrez durant cette interview que les mots ont une signification et qu’on ne rentre pas un individu à part entière dans des petites cases. On l’a croisé pendant plusieurs années au sein du Centre Culturel Libertaire ; avant pendant et après ça, vu jouer de la basse dans une multitude de groupes et même qu’il est devenu fanzineux pendant un moment. Je passe les détails (et lui aussi d’ailleurs), car ils sont nombreux. Aujourd’hui on le connait surtout par sa présence au sein du groupe « La Société Elle A Mauvaise », mais il ne se résume pas au gratouillage de 4 cordes. Quand on tient un gars comme ça, toujours actif malgré les années, on ne le lâche pas et on lui fait cracher le morceau. L’interview paraîtra en plusieurs volets selon la taille des réponses.

*** pr : Peux-tu te présenter ? Pas simplement un résumé de ce que tu fais aujourd’hui, mais une chronologie (c’est pas au mois près) de tes participations à des groupes qu’ils soient politiques et/ou musicaux, ton âge, d’où tu viens, comment en es-tu venu au punk, à l’anarchisme, ton évolution au cours de toutes ces années, etc.

Tof’ : Alors... j’ai 37 ans, j’habite Lille depuis un paquet d’années mais j’ai grandi dans un bled de cambrousse à 15 bornes de là, quasi sur la frontière avec la Belgique, d’où le moindre déplacement pour rejoindre « la ville » se comptait en heures et ou il valait mieux ne pas rater l’un des rares bus qui faisait la course sous peine d’attente encore plus longue ou d’usure prononcée de ses chaussures...
 J’ai découvert le punk au début des années 90 via des copains un peu plus âgés, exclusivement francophone à l’époque (Bérus, Ludwig, Shériffs, Oth puis Kochise, Banlieue rouge...), premiers concerts vers 92/93 et puis dans la foulée les copains précédemment cités forment un groupe du nom de Phase Terminale, je squattent de plus en plus avec eux, assiste aux répètes, me laisse embarquer aux concerts en tant que « roadie » (en gros le mec qui joue pas sur scène mais qui paye pas l’entrée, bouffe et picole gratis...). Courant 96 le copain qui tenait la basse dans Phase Terminale déserte de plus en plus les répètes puis annonce son départ et c’est tout naturellement que je me retrouve avec 4 cordes de plus à mon arc...

(extrait de la 2e démo de Phase T.)

 Me semble que c’est aussi courant 96 que germe l’idée de faire un zine et que sort le n°00 de Forme Létale, zine que j’espérais collectif à l’origine mais qui restera essentiellement sur un mode solo malgré quelques guests stars à l’okaz pour un texte ou un dessin... j’en sortirai 5 numéros de plus et il s’éteindra faute de temps et de motivation vers 2005...

 Nous v’là en 2000, toujours avec Phase Terminale, on joue au Centre Culturel Libertaire (en compagnie de futurs lauréats d’une victoire de la musique...comme quoi ! Hé ! Hé !), je discute un peu avec les gens qui font tourner le lieu, ça me plait même si je n’ai pas vraiment le même profil qu’eux - le CCL est alors tenu par des gens exclusivement issus de la FA ou de la CNT, anars un peu « old school », plus vieux que moi et pas vraiment punk alors que je ne suis encore qu’un jeune padawan qui ne trouve pas Maurice franchement Joyeux et qui n’a aucune envie de se retrouver encarter ou que ce soit (ce qui n’a pas changé d’ailleurs !) - bref, malgré nos différences ça à l’air de le faire pour tout le monde... du coup je fréquente de plus en plus les lieux, et de coup de main par ci à coup de main par là, je finis par me retrouver à gérer la thune de l’asso puis a en coordonner la prog (concerts, projs...). L’aventure durera 6 ou 7 ans et malgré toutes les chouettes rencontres que j’y ai faite, ce que j’y ai appris et les bons moments que j’y ai partagé, je quitte le navire vidé, ayant l’impression de n’avoir fait que ça de ma vie les 2-3 années qui viennent de s’écouler, un goût amer en bouche concernant la viabilité et le fonctionnement des projets dits collectifs et horizontaux, n’en retenant surtout que la notion d’autogestion pouvait être toute relative et vraiment pas évidente à mettre en place tant on est touTEs habituéEs à ce que quelqu’un nous dise quoi faire ou le fasse à notre place …

(interview de Ph. Terminale dans « Écrasons La Vermine »,
vieille et défunte émission de radio lilloise, en 2001.)

 C’est également courant 2000 que se fait la rencontre avec les jeunes gens (jusque là j’avais toujours fait parti des jeunes, me voilà passé d’un coup du côté des vieux... et plus rien ne sera jamais comme avant ! :) (Hé ! Hé ! j’essaie de rester dans l’coup...)) qui formeront La Société Elle A Mauvaise Haleine une ou deux années plus tard. « On s’est connus, on s’est reconnus... » et ils m’ont proposés de bidouiller une pochette et un texte pour leur premier EP, ce qui fut fait avec plaisir. À un moment Phase Terminale et La Société se sont retrouvés à quasi fusionner, Laurent qui jouait à l’époque de la basse dans La Société rejoignant Phase Terminale à la seconde guitare et moi même me retrouvant à intégrer La Société à l’arrêt de l’un de leur guitariste. Laurent m’avait à l’origine laissé la basse pour passer à la guitare le temps que j’apprenne à me servir d’une six cordes...10 ans plus tard je joue toujours avec eux et toujours sur 4 cordes ! (hé ! hé ! Une belle arnaque hein ?!)

 Vers 2005 avec 2 copains et une copine, touTEs impliquéEs au CCL, on crée Oi ! J’ai Mâle !! qui devient Arnold Homecastle autour de 2007 au départ de la chanteuse et de son remplacement par un autre copain. Début 2008, split de Phase Terminale et fin 2008, avec le guitariste survivant de Oi ! J’ai Mâle !! / Arnold Homecastle, un copain fraîchement débarqué sur lille et une pote on forme un groupe autoétiquetté (tant qu’à faire !) « punk anarchiste antitout » du nom d’Abats, on splittera en 2011...

 De 2012 à 2013 je rejoins les copains d’Autiste Redding qui se la jouaient jusque là en duo guitare/batterie et depuis novembre 2013 on a monté un nouveau groupe, Makach, avec 2 copines et un copain, touTEs bien motivéEs et ça fait grave du bien !
 Pour ce qui est de l’aspect politique hors contexte musical, il m’est arrivé au cour de toutes ces années de m’impliquer ou de filer la main dans/à différents collectifs plus ou moins formels mais tu me pardonneras de ne pas vouloir trop entrer dans les détails ici... Enfin depuis environ 2 ans je participe (plus ou moins selon les périodes...) à un collectif de cuisine vegan, on sert une cantine (vegan donc !) tous les jeudis dans des lieux occupés (au départ dans un squat appelé le Mange Matin, en ce moment c’est à L’insoumise que ça s’passe mais celle ci étant expulsable à compter du 10.02...) et on a sorti deux numéros d’un zine appelé Tant qu’ça bout ! téléchargeables ici :
http://formeletale.free.fr/tantqucabout.zip
http://formeletale.free.fr/tqcb02.pdf
 En résumé (ça doit déjà te faire une belle tartine !) je suis arrivé au punk un peu par hasard, du son et des textes qui ont fait écho à ce que je ressentais... à l’anarchisme par le punk, des idées qui m’ont permis de conceptualiser plus concrètement ce que j’avais en tête, qui m’ont aidés à extérioriser des choses que je n’arrivais pas à mettre en mots... Mon évolution au cours de toutes ces années, ben disons que je suis passé d’une certaine euphorie ou tout semblait possible à plus de réserve, j’y ai gagné pas mal de désillusions et une certaine forme de cynisme mais au final pas sûr que ce serait tellement différent si tout était à refaire, au fond « j’y ai cru, j’y crois encore » comme dirait l’autre et on verra bien ou ça me mène !

**pr : L’expérience militante laisse souvent un arrière-goût amer et visiblement ton expérience ne déroge pas à la règle. La manière d’agir de tout à chacun est forcément conditionnée par la société, mais le problème ne serait-il pas plus vaste que celui de la mise en application des idées ? : en fait, avant que tu n’évoques ton expérience et cette amertume, je pensais causer de l’attitude de certains anarchistes face à la liberté d’expression. Le groupe Kochise, à ses débuts, chantait « La nuit des barricades » - nonobstant ce qui va suivre, c’est probablement l’une de mes chansons préférées - dont un extrait dit « pas d’expression aux punaises révisionnistes ». Quel type d’anarchiste peut décréter qu’il faille interdire l’expression à quelqu’un (même aux ordures fascistes) ? N’y aurait-il pas un problème de définition des termes, notamment celui de « Liberté » ou « autogestion » (pour raccorder avec ce dernier terme à ton expérience) ? Si l’idée même d’anarchie n’est pas comprise... l’application en pâtit forcément, non ?

Tof’ : Je commencerai en précisant que je n’aime pas trop le terme « militant » et que je ne me suis jamais perçu comme tel, je lui trouve un côté à la fois trop professionnel, petit soldat de « la cause », et un peu fourretout : des gens beaucoup plus investis que moi et que j’estime et d’autres qui « militent » en allant à 3 manifs par an sans remettre en cause leurs propres comportements au quotidien... cloisonnant aussi à mes yeux, et je n’ai jamais aimé me sentir enfermé. « C’est peut être un détail pour vous mais pour moi ça veut dire beaucoup... » Quoiqu’il en soit, toujours debout et en cette galeuse France, ça doit vouloir dire que je suis libre...
 Bref, pour en revenir à ta question, à savoir s’il faut laisser des idées que l’on trouve nauséabondes et/ou rétrograde s’exprimer librement... Je ne crois pas non plus à une quelconque utilité de légiférer pour autoriser ou interdire telle ou telle idée et n’adhère pas au fait qu’une autorité supérieure quelconque puisse le faire, ça a effectivement un côté flippant et un tel contrôle permet complètement d’envisager un glissement vers une société (encore) plus totalitaire (mais, soit dit en passant, les tenants du pouvoir sont bien assez malins pour éviter ce biais et faire passer la pilule en douceur...). D’autant plus qu’aujourd’hui certains de nos ennemis se sont fait les spécialistes du coup de pub en criant à la censure, on l’a encore vu récemment avec Dieudonné et la volonté de notre cher ministre de l’intérieur de lui interdire ses spectacles, ça n’a finalement eu à mon sens que l’effet inverse en lui offrant une tribune et en amenant des gens qui ne s’y intéressaient pas jusque-là à s’intéresser à son discours... Pour autant je ne suis pas très disposé non plus à laisser s’exprimer tout et n’importe quoi sans réaction... Quand je marche dans la rue je fais toujours attention à ce qui en recouvre les murs : tags, autocollants, affiches... et force est de constater que je me sens beaucoup plus à l’aise dans une rue, dans un quartier qui transpire le noir (ou le rouge dans une certaine mesure) que dans un autre qui pue je ne sais quel relent nationaliste ou royaliste et je dois bien t’avouer que contribuer à la disparition de ce genre de propagande ne me pose aucun problème de conscience... de même que ça ne me pose pas de souci qu’un compagnon distribue une ou deux baffes à un nazillon qui se sentirait suffisamment en confiance dans la rue pour s’y afficher comme tel ou, pour en revenir à Dieudonné et consort, qu’un groupe d’individu se rassemble pour venir perturber ou empêcher la tenue de spectacles ou conférences faisant la part belle à une idéologie fascisante...
 De la même façon je trouve important lorsque l’on discute avec quelqu’un de parfois prendre le temps de faire remarquer à son interlocuteur que tel mot ou tel propos, souvent lâché légèrement ou relevant d’une forme de tic verbal, n’est pas anodin et peut renvoyer à quelque chose de violent et d’oppressant, certains mots ou certaines expressions sont tellement ancrés dans le langage courant que plus grand monde ne se questionne sur leur portée or essayer de ne pas véhiculer nous-même des propos reliés à des concepts racistes, sexistes, homophobes etc. lors de nos échanges me semble être un bon départ pour détruire l’idéologie qu’ils sous-tendent et beaucoup plus simple à mettre en place que le fameux grand soir. Partant de là je ne sais pas quel type d’anarchiste je peux être pour toi et sache bien que ça ne m’empêchera pas de dormir ! :)
 À mes yeux il y a plusieurs anarchismes, j’aurais même tendance à dire qu’il y en a un par anarchiste (ça doit être mon côté individualiste qui ressort, que Bakounine me pardonne !) ce qui fait qu’effectivement l’application de l’idée même d’anarchie doit en pâtir quelque part... sûr qu’il est plus facile d’appliquer quelque chose si tout le monde est exactement sur la même ligne... cependant c’est cette diversité qui fait de l’anarchisme une idéologie particulièrement riche et potentiellement épanouissante pour quiconque rêve à autre chose que d’écraser son voisin.


...
La suite « au prochain numéro »
...